Un article de Libe tres interessant sur le "nouveau parle" en politique:
Linguiste, Pierre Encrevé a été conseiller auprès de Michel Rocard lorsque celui-ci était Premier ministre. Il décrypte les nouveaux mots du pouvoir.
Nicolas Sarkozy est-il en train de changer le niveau de l’expression politique ? Un peu. Comme les vêtements. Il a jeté le costume gaullo-mitterrandien aux orties, la langue avec. Vous imaginez l’un quelconque de ses prédécesseurs courant dans les rues en culotte courte rehaussée d’un tee-shirt à l’enseigne de la police new-yorkaise ? Son langage public improvisé est à l’avenant : celui de n’importe quel membre de sa classe sociale et de sa génération qui n’est pas passé par les grandes écoles. Il méprise l’usage de la particule négative («C’est pas comme ça que ça marche !»), il ignore le parler énarque, mais emprunte à Coluche le tutoiement collectif («Attends !»), il emploie le vocabulaire quotidien. Bref, il use d’une variété souple et non guindée de la langue française et, négligeant de mettre les formes, il préfère jouer de la spontanéité, du naturel, du relâché, qui caractérisent depuis longtemps le parler public du show-biz, par exemple dans les talk-show. On n’est pas loin du langage de Bush fils, mais on peut aussi le rapprocher, mutatis mutandis, de Georges Marchais, dont le populisme ne lui est pas vraiment étranger.
Est-ce que cela marque une inflexion dans la pratique du pouvoir ? La Constitution ne précise pas de quelle variété de la langue française doit user le Président. Dans ses discours écrits, Nicolas Sarkozy n’innove guère. Mais en discours spontané public, il brise la convention de la monarchie républicaine qui voulait que le Président s’exprime avec une distance le distinguant constamment du vulgaire. En public, même dans les occasions apparemment détendues, ses prédécesseurs n’utilisaient que le style surveillé. Nicolas Sarkozy, lui, semble négliger la dimension symbolique de l’exercice du pouvoir suprême, se consacrant avec frénésie à illustrer ses aspects réels et imaginaires : il paraît exercer tous les rôles gouvernementaux, il parle beaucoup et se montre sans cesse, mais tout ce qui dans la représentation de l’Etat tient à l’éloignement, à la hauteur, au laconisme est, pour l’instant, laissé pour compte. C’est apparemment un choix calculé, et c’est une vraie rupture avec la Ve République qui, pour le style, pourrait nous rapprocher de la IVe avec ses Conseils des ministres en bras de chemise et le tutoiement de rigueur - sauf qu’il n’y a plus de ministres.
Quand Fadela Amara dit «dégueulasse», perpétue-t-elle le parler banlieue ou bien adopte-t-elle le parler Sarkozy ?
Elle tient son rôle. Faites une expérience mentale. Imaginez que Rachida Dati en sortant d’une visite de prison, l’autre jour, ait dit «C’est dégueulasse !» et que Fadela Amara, elle, ait dit des tests ADN qu’ «ils ne font pas honneur à la France» : le gouvernement serait en danger ! Avant sa visite aux prisons Rachida Dati partageait les vacances américaines du Président, et après les prisons elle a dû visiter les défilés de haute couture : elle représente le rêve d’intégration à la française. Elle doit donc parler la langue des politiques issus de la bourgeoisie, auxquels elle doit tendre constamment à ressembler en tout. Fadela Amara tient, dans l’excellent casting des spécialistes élyséens, le rôle symétriquement opposé : elle doit représenter la banlieue pour tenter de la réconcilier avec le Président, en délicatesse avec elle pour cause de «Kärcher» et «racaille». Elle doit donc avant tout conserver des marques apparentes de sa différence originaire avec les «bourges» qu’elle côtoie au gouvernement. Le mot «dégueulasse» n’appartient pas spécifiquement à la banlieue mais aussi bien au français familier de chacun de nous, et bien des politiques l’emploient publiquement à l’occasion, en l’accompagnant d’un «passez-moi l’expression», qui dans la bouche de Fadela Amara aurait bien déçu le Président. Ce n’est pas du parler Sarkozy, c’est de la division du travail. Et Devedjian fait aussi le sien en feignant de s’en scandaliser, légitimant avec soin Fadela Amara comme insoumise tout en réconfortant les électeurs lepénistes.
Et Henri Guaino, qui traite BHL de «petit con» ? C’est une autre affaire. Je suis moins sûr que le Président lui sache gré, après avoir réussi à le fâcher avec toute l’Afrique, d’insulter un intellectuel à qui il aurait volontiers confié un ministère. «Petit con», l’injure sexiste (ne l’oublions pas !) la plus courante de la langue française, c’est très classique quand on est à court d’argument. Si Guaino était ministre, il y aurait un problème politique, mais venant d’un simple conseiller, fût-il spécial, ça n’est pas significatif.